A l’occasion du thème de la Fête de la Science 2025 « Intelligence(s) », retour sur ce que nous apprend la neurobiologie évolutive : une espèce animale a-t-elle besoin d’un cerveau, voire de neurones pour être « intelligente » ? L’espèce humaine est-elle la plus « intelligente » ? Pour répondre à ces question, retour sur une histoire vieille de 600 millions d’années, avec l’émergence des neurones chez des animaux primitifs, puis des cerveaux chez nos ancêtres chordés il y a 500 millions d’années. Qu’est-ce qui a changé au cours des 6 derniers millions d’années et l’émergence d’Homo sapiens ?
Du comportement adaptatif à l’émergence de la cognition : la révolution neuronale
Premièrement, de nombreux animaux n’ont pas de neurones ! Il s’agit principalement d’animaux qui ne sont composés que d’une seule cellule (on dit qu’ils sont unicellulaires), tels les protozoaires (les « premiers animaux »), ou encore le fameux blob.
Ces espèces n’ont pas de neurones puisqu’elle ne sont constituée que d’une cellule, mais elles manifestent tout de même des comportements adaptatifs. Par exemple, la paramécie, un protozoaire cilié, se déplace et s’alimente (voir vidéo). Le blob présente aussi des capacités de déplacement et d’apprentissage : par exemple, lorsqu’un blob reçoit des stimuli chimiques négatifs, il aura moins tendance dans le futur à se diriger vers ces stimuli. Ces comportements manifestent une réaction et une habituation de l’individu à son environnement.
Il y a environ 600 millions d’années, émerge la révolution neuronale : des animaux ont des neurones, mais pas encore de cerveau ! Cette révolution ouvre la voie à la cognition au sens large : recevoir des informations sensorielles, la mémoriser et la réutiliser dans son environnement. Les premiers animaux avec des neurones appartiennent à la famille des cténophores, animaux marins qui ressemblent à des méduses avec tentacules.

Mais au fait qu’est-ce qu’un neurone et un système nerveux ? Chez les êtres pluricellulaires, le système nerveux est l’ensemble des cellules qui contrôle le comportement (et les autres cellules participent à d’autres fonctions : manger, se reproduire, etc.). Le type de cellule principal est le neurone : il s’agit d’une cellule excitable, c’est-à-dire qui produit un signal électrique en réponse à un stimulus, et qui se connecte à d’autres neurones. De plus, les neurones codent l’information : à un stimulus donné, une suite de signaux électriques donnés. Un neurones code l’information un peu comme du morse, où chaque groupe de tonalité code une lettre, un mot, etc. De plus l’information passe par une activation d’une population de neurones spécifique par type de stimulus.
Les cnidaires sont les animaux les plus anciens qui possèdent déjà toutes les propriétés et les molécules retrouvées dans des animaux au système nerveux complexe, dont le nôtre. Cette famille contient les coraux, anémones de mer et hydres. Par exemple, l’hydre se contracte ou s’allonge en réponse aux mouvements de l’eau de mer ou de température (voir vidéo).

@ Ni Ji & Steven W. Flavell (2017) Hydra: Imaging Nerve Nets in Action, Current Biology, Volume 27, Issue 8pR294-R295April 24, 2017
Si la révolution neuronale a permis aux animaux l’acquisition de comportements plus complexes, les neurones restent diffus dans le corps (par exemple dans chaque tentacule de l’hydre). De manière intéressante on retrouve ces systèmes primitifs au niveaux de nos organes des sens. Par exemple notre oreille interne fonctionne de manière très similaire au système nerveux d’une anémone, pour détecter les variations de sons. Une autre révolution a suivi : les révolutions cérébrales.
D’un réseau de neurones à l’émergence des cerveaux : les révolutions cérébrales
Il y a environ 500 millions d’années (Cambrien) se mettent en place indépendamment 3 révolutions cérébrales : les réseaux de neurones ne sont plus diffus à travers le corps mais sont dirigé par une unité centrale : un cerveau. On parle de système nerveux central, dans la tête généralement (par opposition au système nerveux périphérique, dans les membres et les organes).
Pour comparer avec des systèmes informatiques, les animaux sans cerveau ont des puces un peu partout sur le corps qui commandent un organe comme une tentacule. Au contraire, le cerveau agit comme une tour qui centralise les informations (des différents sens par exemple), fait appel à la mémoire et envoie des commandes (bouger une patte par exemple). Cet avantage particulier permet d’aller au-delà du contrôle moteur pour voir l’émergence l’abstraction ou le traitement d’informations complexes (car intégrant plusieurs informations spécialisées au même endroit).

Il s’agit de 3 révolutions indépendantes car 3 grandes familles d’animaux ont produit des cerveaux indépendamment : les chordés (par exemple l’humain, les autres mammifères comme la souris, les amphibiens comme la grenouille, les poissons), les mollusques (par exemple, le poulpe et l’escargot) et les arthropodes (par exemple, les insectes dont les mouches).
Si le principe reste le même, chaque grande famille de système nerveux central a sa propres origine. Par exemple, les cerveaux humain, de poulpe et de mouche ont chacun des aires cérébrales associées à la vision mais elle ne sont pas structurées ou localisées au même endroit et ne fonctionnent pas de la même manière.

Pour en revenir à notre grande question : comment comparer les intelligences ? Il pourrait être tentant de mélanger les notions de système nerveux évolué avec celui de capacité cognitives accrues. Or chaque système nerveux de chaque espèce est le fruit d’une évolution sur des millions d’année et chaque système nerveux est très évolué en lui-même, répondant avec acuité à la niche écologique de son espèce. Par exemple, les aires olfactives sont beaucoup plus développée chez la souris que chez l’humain mais c’est l’inverse pour les aires de l’abstraction. Pour résumer, on pourrait paraphraser Charles Darwin, à l’origine de la théorie de l’évolution : l’évolution est une question de degré (comportement plus ou moins développé) et non de nature (vision binaire : présence ou non d’un comportement).
Homo sapiens : l’explosion cérébrale et neuronale
Le cerveau humain est un cerveau de mammifère comme un autre : il a un cerveau composé de neurones. En cela, l’organisation de son cerveau est similaire à celle des autres mammifères (par exemple, la souris, le chien, le chat, les singes). Comparer les cerveaux de mammifères, c’est un peu comme comparer des vélos : ils se ressemblent tous (deux roues, un guidon, des pédales) mais diffèrent chacun par un aspect (présence de vitesses et de chaînes, batterie électrique, etc.). On peut dire que le cerveau humain est à la fois ancestral et très évolué.
Cependant, de nombreuses modifications sont apparues dans la lignée humaine après la séparation avec les chimpanzés et les bonobos il y a 6 millions d’année. Ces modifications sont peu à peu apparues chez les Australopithèques, les espèces Homo comme Homo erectus, Homo habilis, les homines archaïques comme Néandertal.
Premièrement, le cerveau humain fait partie des plus grands avec le plus de neurones par rapport au poids de l’individu, de manière similaire aux autres primates et aux cétacés, qui se distinguent des autres mammifères. Par exemple, le cerveau humain contient 86 milliards de neurones, comparé à 6,2 milliards chez le chimpanzé, 500 millions chez le poulpe, 71 millions chez la souris, et 200 000 chez la drosophile. Notamment, les zones à l’avant du cerveau (cortex préfrontal, impliqué dans la prise de décision) et sur les côtés (cortex temporal), associées à l’abstraction et au langage, sont très développées.

@ Suzana Herculano-Houzel (2012) The remarkable, yet not extraordinary, human brain as a scaled-up primate brain and its associated cost, PNAS | June 26, 2012 | vol. 109
Ensuite, le cerveau humain se développe très lentement, beaucoup plus lentement que les autres espèces de primates. On appelle cela la néoténie neuronale ou synaptique. Cela explique pourquoi le cerveau est plus grand mais aussi pourquoi on peut apprendre plus longtemps.
Enfin, les neurones du cerveau humain sont plus calmes que chez les autres espèces de mammifères, ce qui pourrait augmenter la complexité de l’information encodée par ses neurones.
« Intelligence », un concept pertinent ?
Le terme d’ « intelligence » est rarement utilisé en neurobiologie. Il fait appel à des comportements complexes de notre espèce : langage, art, outils, conscience de soi. Comme expliqué dans cet article, tous les animaux n’ont pas le même substrat neural : des espèces n’ont pas de neurones et d’autres ont des neurones sans cerveau ; des espèces ont un cerveau mais pas de même type. Plus un système nerveux sera complexe, plus il pourra augmenter la complexité d’une tâche.
Ainsi de nombreux animaux avec un cerveau utilisent des outils (par exemple, l’humain, les autres primates, les corbeaux, les poulpes, les insectes, les poissons). Cependant peu d’espèces créent des technologies (comme des outils à partir d’os). Cette particularité est partagée avec les corbeaux, les chimpanzés et macaques, les loutres de mer.
La plupart des animaux communiquent entre eux, parfois de manière complexe (comme les dauphins) mais seule l’espèce humaine manifeste un langage élaboré (mots, syntaxe, représentation symbolique), non seulement pour partager une information mais aussi pour discuter d’un sujet. Cependant, les structures du langage sont déjà présentes chez les autres espèces de primates, ce qui suggère une évolution progressive plutôt que soudaine et l’existence de proto-langages.
En conclusion, si la notion d' »intelligence » est peu pertinente en biologie, elle fait appelle à des comportements élaborés chez notre espèce comme l’utilisation d’outils et le langage. Cela repose sur une évolution du cerveau humain, qui a divergé du cerveau des autres espèces par sa taille, sa néoténie et son excitabilité moindre. L’explosion cérébrale et neuronale humaine au cours des 6 derniers millions d’années fait suite à d’autres révolutions dans l’évolution animale : l’apparition des neurones il y a 600 millions d’années et des cerveaux il y a 500 millions d’années. Ainsi des animaux ont des neurones mais pas de cerveaux, voire pas de neurones du tout ! Si chaque espèce manifeste des comportements adaptatifs, les révolutions neuronales et cérébrales ont permis à des organismes de développer une cognition complexe.
Références
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